L’article 45 et les droits démocratiques dans le cadre des articles 3, 4 et 5 de la LC de 1982.
Résumé (Français)
Cet essai explore la tension entre les protections renforcées des droits démocratiques (articles 3, 4 et 5 de la Charte canadienne des droits et libertés) et le pouvoir de modification constitutionnelle unilatérale reconnu aux provinces par l’article 45 de la Loi constitutionnelle de 1982. Bien que l’article 33 (clause nonobstant) exclue ces droits de son champ d’application, l’article 45 offre aux législatures provinciales la possibilité de modifier leur constitution interne, y compris certains aspects de ces droits. En s’appuyant sur la jurisprudence, notamment l’arrêt SEFPO, l’essai démontre que les provinces peuvent, sous certaines conditions, modifier la portée de ces droits sans violer les principes fondamentaux du fédéralisme canadien. Ce constat crée un paradoxe : les droits supposément les mieux protégés peuvent, en pratique, être modifié plus facilement que ceux soumis à la clause dérogatoire.
Abstract (English)
This essay examines the tension between the strengthened protections of democratic rights (sections 3, 4, and 5 of the Canadian Charter of Rights and Freedoms) and the unilateral constitutional amendment power granted to provinces under section 45 of the Constitution Act, 1982. While section 33 (the notwithstanding clause) excludes these rights from its scope, section 45 enables provincial legislatures to amend their internal constitutions, including certain aspects of these rights. Drawing on case law, particularly the SEFPO decision, the essay shows that provinces may, under specific conditions, alter the scope of these rights without breaching Canada’s fundamental constitutional structure. This reveals a paradox: rights presumed to be most protected may, in practice, be more susceptible to modification than those subject to section 33.
Introduction
La Charte canadienne des droits et libertés, enchâssée dans la Loi constitutionnelle de 1982, établit un ensemble de droits fondamentaux dont l’application est réputée uniforme sur l’ensemble du territoire canadien. L’article 33, communément appelé « clause de souveraineté parlementaire » ou « clause nonobstant », permet néanmoins aux législatures fédérale et provinciales de suspendre temporairement certains de ces droits, à l’exception de ceux énumérés aux articles 3 à 5, qui portent sur les droits démocratiques. Cette exclusion traduit la volonté explicite du constituant d’ériger ces droits au rang de fondements intangibles du régime démocratique canadien.
Or, l’article 45 de cette même Loi constitutionnelle permet à chaque législature de modifier unilatéralement la « constitution de sa province ». Cette disposition, souvent considérée comme technique ou administrative, a été utilisée pour modifier des éléments provenant de la Constitution du Canada elle-même, tels que le serment d’allégeance au roi [1] et la durée des législatures provinciales (modification de l’article 85 de la LC 1867 par l’Ontario [2] et le Québec [3]). Cette réalité soulève une question importante : une province pourrait-elle invoquer l’article 45 pour élargir ou restreindre l’application des articles 3, 4 ou 5 de la Charte, en contournant ainsi les limites implicites prévues à l’article 33 ? Le présent essai propose d’examiner cette hypothèse.
I. La portée de l’article 33 : une hiérarchie implicite des droits
L’article 33(1) de la Charte autorise les législatures à adopter une loi qui s’applique « indépendamment » de certaines garanties constitutionnelles :
« Le Parlement ou la législature d’une province peut adopter une loi dans laquelle il est expressément déclaré qu’elle a effet indépendamment d’une disposition de l’article 2 ou des articles 7 à 15 de la présente charte. » [4]
Ce libellé exclut volontairement les articles 3, 4 et 5, relatifs aux droits démocratiques. Il est généralement admis que le constituant a voulu ainsi empêcher les gouvernements de suspendre le droit de vote, la régularité des élections ou l’obligation de convoquer les assemblées. Ces droits sont donc érigés en normes quasi absolues (sous réserve de la Partie V de la LC de 1982), échappant à l’application de l’article 33.
II. L’article 45 et la compétence de modification constitutionnelle unilatérale des législatures provinciales
L’article 45 de la Loi constitutionnelle de 1982 se lit ainsi :
« Sous réserve de l’article 41, une législature a compétence exclusive pour modifier la constitution de sa province. » [5]
Ce pouvoir succède à celui de l’article 92(1) de la Loi constitutionnelle de 1867.
Dans l’arrêt Procureur général de l’Ontario c. SEFPO, 1987, la Cour suprême, par la voix des juges Beetz, McIntyre, Le Dain et La Forest, interprète accessoirement la portée de l’article 92(1) de la LC de 1867, interprétation transposable à l’article 45 de la LC de 1982 :
« La constitution de l’Ontario [et celles de l’ensemble des provinces] ne se trouve pas dans un document complet appelé constitution. Une disposition [d’une loi provinciale] peut généralement être considérée comme une modification de la constitution d’une province lorsqu’elle porte sur le fonctionnement d’un organe du gouvernement de la province, pourvu qu’elle ne soit pas par ailleurs intangible parce qu’indivisiblement liée à la mise en œuvre du principe fédéral ou à une condition fondamentale de l’union, et pourvu évidemment qu’elle ne soit pas explicitement ou implicitement exemptée du pouvoir de modification que le par. 92(1) accorde à la province, comme, par exemple, les charges de lieutenant-gouverneur et de souverain. […] Le pouvoir de modification constitutionnelle que le par. 92(1) accorde aux provinces ne comprend pas nécessairement le pouvoir de provoquer des bouleversements constitutionnels profonds par l’introduction d’institutions politiques étrangères et incompatibles avec le système canadien. » [6]
Les balises énoncées dans la jurisprudence ne sont pas incompatibles avec l’affirmation selon laquelle les garanties démocratiques de la LC de 1982 constituent une partie intégrante de la constitution d’une province. Ces dernières détiennent, par l’article 45, le pouvoir de modifier ces composantes, tant et aussi longtemps que la modification n’est pas incompatible avec le « système canadien ». Les juges de la Cour suprême vont même plus loin en ce qui concerne la retenue que doivent s’imposer les tribunaux quant au contenu de la modification, en assimilant le pouvoir unilatéral de modification constitutionnelle provinciale à une question de partage des compétences :
« Dans une affaire de partage des pouvoirs, lorsqu’on a démontré que le législateur a agi dans les limites de sa compétence, l’établissement de l’équilibre entre des valeurs contradictoires repose sur le jugement politique de ce législateur et ne peut pas être révisé par les tribunaux sans qu’ils examinent la sagesse de la mesure législative. » [7]
La Cour suprême laisse ainsi une marge de manœuvre aux législateurs pour modifier certaines caractéristiques démocratiques provinciales, dans la mesure où ces modifications ne portent pas atteinte à la « structure fondamentale » de la constitution, définie comme suit :
« La structure fondamentale de la Constitution établie par la Loi constitutionnelle de 1867 envisage l’existence de certaines institutions politiques, dont des corps législatifs librement élus aux niveaux fédéral et provincial. Ni le Parlement ni les législatures provinciales ne peuvent légiférer de façon à porter atteinte sensiblement au fonctionnement de cette structure fondamentale. Indépendamment de considérations fondées sur la Charte, les corps législatifs dans notre pays doivent se conformer à ces impératifs structurels fondamentaux et ne doivent en aucun cas y passer outre. » [8]
Il en ressort que la Cour limite la portée des modifications constitutionnelles prévues à l’article 45 en interdisant tout changement qui affecterait les fondements structurels implicites de la LC de 1867, et ce, indépendamment des considérations fondées sur la Charte. Les juges n’ont pas interdit la possibilité de modifier la portée de la section « Droits démocratiques » de la LC de 1982 via l’article 45. Ce qui est prohibé, c’est une modification de ces articles qui irait à l’encontre de la structure fondamentale (telle que l’élection libre des corps législatifs, par exemple). Dans le passé, l’article 45 a été invoqué à plusieurs reprises, notamment dans les cas suivants :
· Abrogation ou modification des dispositions sur la durée des législatures (l’Ontario [9] et le Québec [10] ont modifié implicitement l’article 85 de la LC 1867) ;
· Ajout de certaines composantes fondamentales relevant de la constitution interne d’une province (le Québec [11] et la Saskatchewan [12] ont inséré, après l’article 90 de la LC 1867, des dispositions analogues) ;
· Abolition de l’obligation de prêter serment au roi, à l’article 128 de la LC 1867 [13].
Ces précédents démontrent une fois de plus que l’article 45 peut être utilisé pour modifier des éléments du droit constitutionnel, dès lors que leur effet est limité à la constitution de la province et respecte la structure fondamentale de la LC de 1867.
III. Le paradoxe des articles 3 à 5 : entre protection implicite renforcée par l’article 33 et souplesse associée à l’article 45
Les articles 3, 4 et 5 garantissent respectivement le droit de vote et d’éligibilité, la durée maximale de cinq ans des législatures, et la tenue annuelle des sessions. Ces droits sont rédigés de manière générale, sans distinction entre l’échelle fédérale et provinciale. Ils s’appliquent donc à l’ensemble du système parlementaire canadien.
Or, pour les législatures provinciales, leur mise en œuvre se fait à l’échelle locale : chaque province tient ses élections, convoque ses assemblées, applique ses lois électorales. Comme vu dans la partie II, la jurisprudence reconnaît que ces « droits démocratiques » font partie intégrante de la constitution de la province. Cela renforce la possibilité pour un parlement provincial d’invoquer l’article 45 afin de modifier la portée ou la structure de ces droits dans sa juridiction, sans recourir à la clause dérogatoire (qui ne leur est, de toute manière, pas applicable).
L’article 33 de la LC de 1982 permet aux législateurs de préserver leur souveraineté parlementaire en les autorisant à adopter des lois qui s’appliquent indépendamment des articles 2, 7 à 15 de la Charte, à condition que la loi ou une de ses dispositions indique expressément qu’elle a effet indépendamment d'une disposition donnée. De plus, une déclaration en ce sens n’est valide que pour une durée maximale de cinq ans, mais elle est renouvelable. L’intention du constituant de ne soumettre que certains articles précis à la portée de l’article 33 visait à conférer une protection implicitement renforcée aux autres articles exclus de son champ d’application.
Les articles 3, 4 et 5 étant exclus de l’application de l’article 33 sont, en apparence seulement, mieux protégés que les articles 2 et 7 à 15. En considérant l’article 45, tel qu’exploré précédemment, ce sont les articles soumis à l’article 33 qui deviennent de facto mieux protégés, puisque toute loi qui y déroge doit être adoptée au maximum tous les cinq ans, alors que les articles 3, 4 et 5 ne nécessitent qu’une simple loi de modification constitutionnelle au sens de l’article 45. Contrairement au mécanisme de l’article 33, il n’existe aucune obligation de renouvellement périodique.
Cela crée un paradoxe où une province peut, par simple loi, prolonger la durée des législatures au-delà de cinq ans, ou modifier la fréquence des sessions parlementaires, tant qu’elle respecte la structure fondamentale de la Loi constitutionnelle de 1867, alors même que le constituant de 1982 souhaitait implicitement renforcer la protection de ces articles en les soustrayant à la portée de l’article 33.
Conclusion
L’article 45 ouvre la voie à une alternative inattendue face à la rigidité des formules d’amendement de la LC de 1982. Il permet aux législateurs provinciaux de conserver la souplesse nécessaire pour faire évoluer les droits démocratiques selon les besoins et les mœurs de leur société. Indépendamment de cette souplesse, la jurisprudence en balise l’exercice en interdisant toute modification qui irait à l’encontre des fondements structurels de la LC de 1867. En évitant l’immobilisme constitutionnel et la cristallisation des droits démocratiques par une formule de modification trop rigide, l’article 45 permet un équilibre entre la protection des principes démocratiques et la préservation de la capacité d’action des élus. Des élus qui demeurent eux-mêmes au cœur du régime démocratique.
Références:
[1] Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., c. 3 (R.-U.), art. 128Q.1.
[2] Legislative Assembly Act, R.S.O. 1990, c. L.10, art. 3. (abrogée en 2005)
[3] Loi sur l’Assemblée nationale, RLRQ, c. A‑23.1, art. 6.
[4] Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c. 11 (R.-U.), art. 33(1).
[5] Ibid., art. 45.
[6] Procureur général de l’Ontario c. SEFPO, [1987] 2 R.C.S. 2.
[7] Ibid.
[8] Ibid.
[9] Legislative Assembly Act, préc, note 2.
[10] Loi sur l’Assemblée nationale, préc, note 3.
[11] Loi constitutionnelle de 1867, préc, note 1, art. 90Q.1, 90Q.2.
[12] Ibid., art. 90S.1.
[13] Ibid., art. 128Q.1.